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Le médecin examina la couleur des yeux d’Ahotep, puis sa peau, et il s’assura enfin que les conduits de sa poitrine étaient fermes et non relâchés.
— La grossesse se passe à merveille, conclut-il, et l’accouchement ne sera ni en avance ni en retard. Surtout, continuez à vous faire masser quotidiennement.
— Et… le résultat des tests ? demanda la reine.
— Votre urine a fait germer l’orge avant le blé, et le froment avant l’épeautre. Donc, aucun doute : vous aurez un garçon.
Ahotep sortit de sa chambre pour se précipiter dans les bras de Séqen.
— Un fils… Un fils qui combattra à tes côtés !
— J’aurais préféré une fille, aussi belle que sa mère.
— J’ai décidé que nous aurions deux fils, souviens-toi ; pour le moment, Thèbes a besoin de guerriers et de chefs. Retourne à la caserne, je vais au marché.
— Ne devrais-tu pas prendre davantage de repos, Ahotep ? Ta grossesse…
— C’est moi qui fais cet enfant, et il sera vigoureux, crois-moi ! Va vite entraîner nos hommes.
Sur le marché de Thèbes, qui ressemblait à celui d’une bourgade de province, les joyeux palabres avaient disparu depuis longtemps. On discutait encore les prix par habitude, mais l’on se souciait surtout des rumeurs annonçant une attaque hyksos. Certains prétendaient que Memphis avait été rasée et que le même sort serait bientôt réservé à la cité d’Amon.
Seuls quelques vendeurs de sacs de blé et de légumes affichaient un sourire satisfait. Ils disposaient d’une marchandise abondante et, tôt ou tard, la clientèle devait acheter leurs produits, les plus chers du marché.
Ils les pesaient avec une série de poids en calcaire, en forme de tronc de cône, allant d’une cinquantaine de grammes à plusieurs kilos.
Se sentant observé par Ahotep, l’un d’eux, au visage rougeaud, finit par l’interpeller.
— Approche, jeune fille ! Qu’est-ce que tu désires ?
— Vérifier vos poids.
Le rougeaud faillit s’étrangler.
— Non mais dis donc… Pour qui te prends-tu ?
— Toi et tes collègues, vous travaillez bien pour le ministre de l’Agriculture ?
— Ça te dérange ?
— J’ai plusieurs étalons de mesure pesant chacun quatre-vingt-dix grammes et je vais contrôler vos poids.
— Décampe immédiatement, gamine !
Fendant la foule des badauds qui s’attroupaient, Rieur vint à la hauteur de sa maîtresse. Les babines relevées, il montra les crocs et émit un grognement qui glaça le sang du rougeaud.
— Pas de bêtises, hein… Empêche ce monstre d’attaquer !
Avec promptitude, Ahotep posa trois lingots de cuivre sur un plateau de la balance et, sur l’autre, un poids marqué « 270 grammes ».
À la stupéfaction générale, les plateaux ne demeurèrent pas en équilibre.
— Ton poids est truqué, constata Ahotep. Tu vends une quantité moindre que celle annoncée et tu voles donc chaque acheteur. Vérifions les autres poids.
Les marchands voulurent s’y opposer, mais les exigences d’une foule en colère les contraignirent à s’incliner.
Tous les poids étaient truqués.
— Je la reconnais, c’est la princesse Ahotep, la fille de la reine Téti la Petite ! s’exclama un employé du palais. Grâce à elle, nous ne serons plus volés !
La jeune femme fut acclamée.
— Toi, dit-elle à une vieille campagnarde qui vendait des poireaux, tu seras la contrôleuse des poids utilisés sur ce marché. Quiconque tenterait de tricher devra offrir gratuitement ses produits pendant un mois. En cas de récidive, il sera exclu du cercle des marchands.
Même Héray songeait à renoncer. Pourtant, considéré comme le meilleur boulanger thébain, il aimait tellement son métier qu’il avait réussi, jusqu’à présent, à obtenir une qualité acceptable de pains et de gâteaux malgré le manque de main-d’œuvre et les paiements de plus en plus irréguliers.
Mais ce matin-là, c’était le coup de grâce.
Le ministère de l’Agriculture lui avait livré une farine si médiocre qu’Héray ne pouvait l’utiliser.
En désespoir de cause, il avait alerté l’intendant du palais. Comme d’habitude, on lui répondrait que la situation était la situation et que le ministre avait les pleins pouvoirs dans son domaine.
Héray laissa tomber ses cent kilos sur un tabouret aussi fatigué que lui.
Aujourd’hui, il n’allumerait pas le four.
Venant de la ruelle, des bruits insolites. Le boulanger sortit et se heurta à un âne colossal.
— Tu es bien Héray ? lui demanda une splendide jeune femme brune.
— Princesse Ahotep ! Oui, c’est bien moi.
— Voici la réponse du palais : Vent du Nord t’apporte de la farine de première qualité.
— D’où… d’où provient-elle ?
— Des greniers du ministre de l’Agriculture. D’autres ânes arriveront bientôt, tu auras la quantité nécessaire pour le palais et la caserne. Engage dès maintenant d’autres boulangers et prépare-les à te remplacer.
— Me remplacer, mais pourquoi ?
— Parce que tu es nommé Supérieur des greniers.
Dans une grande cuve, les brasseurs mélangeaient des pains d’orge, de la liqueur de dattes et de l’eau afin d’obtenir une bouillie qu’ils laissaient reposer jusqu’à sa fermentation. Ensuite, ils la filtraient avant de la verser dans des jarres dont les parois intérieures étaient enduites d’argile, de manière à garantir la conservation de la bière.
Mais les brasseurs ne cessaient de clamer leur mécontentement. Comment produire de la bonne bière avec de l’orge médiocre ? De plus, presque toutes les jarres auraient dû être rénovées. C’est pourquoi plus personne ne prenait goût à fabriquer de la bière imbuvable.
Un coup de pied dans les côtes réveilla le maître brasseur.
— Ça ne va pas, non ! Mais qu’est-ce que c’est ?… Une femme…
— Je suis la princesse Ahotep.
Impressionné, l’artisan se leva.
— Excusez-moi, je prenais un peu de repos, je…
— Tu as beaucoup de travail en perspective et tu devras doubler tes équipes. Le nouveau Supérieur des greniers, Héray, te fera livrer de l’orge d’excellente qualité et tu recevras dès demain de nouvelles jarres que le ministère de l’Agriculture met à ta disposition. Le palais exige de la très bonne bière.
— Avec joie, princesse !
Le ministre de l’Agriculture avait une tête en forme d’œuf de canard. Le matin, il prolongeait sa nuit sous un parasol, au bord de son bassin aux lotus. L’après-midi, il écoutait les rapports de ses intendants. Ravi, il constatait jour après jour que rien ne changeait et qu’il demeurait le notable le plus riche de Thèbes.
Comme son cuisinier le gâtait, il avait tendance à prendre du poids. À l’avenir, il ne mangerait qu’un seul plat en sauce le soir.
Depuis sa nomination, sa politique n’avait pas varié : conserver les avantages acquis. Grâce à la faiblesse de la reine, il n’éprouvait aucune difficulté à réussir.
Fait insolite, son secrétaire particulier demandait à le voir avant le déjeuner.
— Je dois vous signaler des incidents d’une extrême gravité.
— Ne nous emballons pas et gardons notre calme !
— Le boulanger Héray vient d’être nommé Supérieur des greniers.
— Quelle importance ? Il faut bien distribuer des titres honorifiques de temps à autre.
— Vous m’avez mal compris… Il devient Supérieur de tous les greniers, y compris des vôtres !
— Tu plaisantes, j’espère ?
— Malheureusement non. Sur ordre du palais, de grandes quantités d’orge ont été prélevées sur vos stocks et livrées à la boulangerie et à la brasserie principales.
Le ministre de l’Agriculture n’avait plus la moindre envie de sommeiller.
— Téti la Petite ose me défier !
— Non, il s’agit de sa fille, la princesse Ahotep.